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Piété filiale

© Chine Informations - La Rédaction

Extrait de MOEURS CURIEUSES DES CHINOIS
par Arthur H. SMITH (1845-1932)

Traduit (1927) par B. MAYRA et le Lt-Cl de FONLONGUE
Collection d'études, de documents et de témoignages pour servir à l'histoire de notre temps, Librairie Payot, Paris, 1935, 314 pages.
Première édition en Français, 1927. Première édition en Anglais, 1894.
Diffusé par
chineancienne.fr sous license CC-by-nc-sa.

(miniature) Piété filiale Piété filiale

L'on ne saurait parler des traits caractéristiques des Chinois sans signaler leur piété filiale, mais un pareil sujet est difficile à traiter. Ces mots, comme beaucoup d'autres que nous sommes forcés d'employer, ont, chez les Chinois, un sens très différent de celui que nous avons l'habitude d'y attacher. La remarque s'applique également à nombre de termes chinois, entre autres au mot li que nous traduisons ordinairement par « cérémonial » et qui se rattache étroitement à la piété filiale. Nous ne saurions mieux illustrer ce chapitre et fournir en même temps un arrière‑plan plus lumineux à ce que nous allons dire de ce trait bien spécial au Céleste qu'en citant le passage suivant de Mr. Callery (reproduit dans le Middle Kingdom) : « Le « cérémonial » condense toute la mentalité chinoise et, à mon avis, le « Livre des Rites est », per se, la monographie la plus exacte et la plus complète que la Chine ait présentée d'elle‑même aux autres nations. Le « cérémonial » donne satisfaction à ses affections, si elle en a ; ses devoirs se trouvent remplis par l'accomplissement des rites ; ses vertus et ses vices ont marqué leur empreinte dans le « cérémonial », les relations naturelles entre des êtres humains se fusionnent dans le « cérémonial », en un mot, le « cérémonial » s'identifie chez ce peuple avec l'individu en tant qu'entité morale, politique et religieuse, dans ses multiples relations avec la religion, la famille et la société. » Tout le monde approuvera le commentaire du Dr Williams sur ces aperçus qui démontrent, dit-il, « combien le mot « cérémonial » traduit insuffisamment la pensée chinoise incluse dans le terme li, attendu que celui-ci comprend non seulement la conduite extérieure, mais aussi les bons principes d'où découlent l'étiquette et la politesse véritables. »

La meilleure méthode de pénétrer le point de vue chinois quant à la piété filiale serait de mettre en évidence l'enseignement que renferment sur cette question les « Quatre Livres », les autres Classiques et plus spécialement le « Classique sur la piété filiale ». Or, nous tenons simplement à attirer l'attention sur la doctrine telle que la pratiquent les Chinois dont la piété filiale, dans le sens où ils l'entendent, n'est pas seulement une caractéristique, mais aussi une singularité. Il faut se rappeler que la piété filiale des Célestes a plusieurs aspects et que les mêmes choses peuvent ne pas être vues sous le même angle dans toutes les situations, ni par tous les observateurs.

A la Conférence des Missionnaires tenue à Shanghaï en 1877, le Dr Yates lut un mémoire sur le « culte des ancêtres ». Il y exposait les résultats de ses trente années d'expérience en Chine. Dans cet essai, très étudié, l'auteur, après avoir fait allusion au culte ancestral considéré seulement comme une manifestation de la piété filiale, poursuivait en ces termes : « Le mot « filial » nous induit en erreur, gardons‑nous de nous y tromper. Le Chinois a des sentiments peu filiaux au sens que nous donnons à cette expression : il est désobéissant envers ses parents, et apporte une extrême ténacité à agir à sa guise, dès qu'il est d'âge à manifester sa volonté ou ses désirs ». Le Dr Legge, très éminent traducteur des Classiques chinois, a passé 33 ans en Chine, occupé à étudier le pays et ses habitants. Il cite ce passage du Dr Yates pour bien montrer combien ses opinions diffèrent de celles du docteur, ses expériences personnelles l'ayant conduit à de tout autres conclusions. Cette diversité d'opinions confirme une fois de plus le fait qu'il y a place parmi les hommes pour des jugements différents formulés avec une égale bonne foi, et que l'on ne peut arriver à une appréciation exacte qu'en combinant des résultats, lesquels semblent a priori contradictoires, dans un tout qui renfermera plus de vérité que chacun de ses éléments pris individuellement.

Il est incontestable — et une longue expérience le prouve — que les enfants chinois ne sont pas soumis à une bonne discipline, qu'on ne leur enseigne pas à obéir à leurs parents, et qu'en règle générale, ils n'ont pas idée de ce qu'est l'obéissance immédiate telle que nous l'entendons. Mais nous devons à la vérité d'ajouter que ces enfants indisciplinés, ou mi-disciplinés, ont plus tard une attitude qui tranche singulièrement avec ce que l'on pourrait redouter d'une enfance mal guidée. Les Chinois affirment qu'un arbre, d'abord courbé par le vent, se redressera en grandissant ; métaphore qui implique la croyance que les enfants, une fois grands, sauront accomplir leur devoir. Or, si le dicton ne se réalise pas dans toutes les autres obligations de l'existence, il est assez exact en matière de piété filiale. Et la raison de ce phénomène paraît reposer sur la nature même de la doctrine chinoise en ce qui concerne la piété filiale et de l'importance accordée partout à cet enseignement. On lit dans le « Classique de la piété filiale » : « Il existe trois mille crimes passibles de l'un ou l'autre des cinq genres de châtiments, et parmi ces crimes aucun n'est plus abominable que la désobéissance aux parents. » L'un des nombreux adages qui courent la Chine déclare : « Parmi les cent vertus, la bonne conduite à l'égard des parents est la principale, mais elle doit se juger aux intentions et non pas aux actes, car si l'on ne tenait compte que de ces derniers, il n'y aurait pas au monde un seul fils irréprochable. » On enseigne expressément aux Chinois qu'un manque de vertu n'a qu'une seule et même cause, le manque de piété filiale. Celui qui viole les droits de propriété de son prochain n'est déjà pas irréprochable dans sa conduite filiale. Un magistrat qui n'a pas le respect voulu pour la dignité de sa fonction manque également de piété filiale. Celui qui ne se montre pas loyal envers ses amis n'a pas de piété filiale. Celui qui est lâche dans la bataille manque de piété filiale. C'est ainsi que la doctrine de la conduite filiale envers les parents embrasse bien plus que de simples actes et qu'elle atteint jusqu'aux mobiles subconscients de l'être moral.

D'après la conception populaire, la véritable base de la vertu filiale est la gratitude. Le « Classique de la piété filiale » insiste sur ce point ; il en est de même dans les « Édits Sacrés ». D'après Confucius, le fait incontestable que « pendant ses trois premières années l'enfant ne peut quitter les bras de ses parents » justifie la période de trois ans de deuil, comme si une sorte de compensation tendait à s'établir entre ces deux périodes. L'agneau demeure le prototype de la conduite filiale parce qu'il s'agenouille pour téter sa mère. La piété filiale nous impose de prendre soin de ce corps que nos parents nous donnèrent sous peine de paraître mépriser leur bonté.

La piété filiale veut que nous ayons soin de nos parents de leur vivant et que nous les honorions quand ils sont morts. La piété filiale exige que le fils marche sur les traces de son père. « Si pendant ces trois années, dit Confucius, il ne s'éloigne pas de la voie tracée par son père, on peut l'appeler filial. » Mais si les parents se mettent manifestement dans leur tort, la piété filiale n'interdit pas de tenter de les réformer. Le Dr Williams cite à ce propos un passage du « Livre des Rites » : « Lorsque des parents sont dans l'erreur, leur fils, prenant une attitude humble et aimable, doit les en avertir d'un ton très doux. S'ils ne se rendent pas à ses remontrances, il s'efforcera de se montrer de plus en plus soumis et respectueux, et lorsqu'ils paraîtront satisfaits de son attitude, il leur rappellera qu'ils sont toujours dans l'erreur. Mais s'il ne réussit pas à les ramener, il vaut mieux qu'il persiste dans ses reproches plutôt que de les laisser porter préjudice à la région entière, au district, au village ou simplement à leurs voisins. Et dans le cas où les parents irrités châtieraient leur fils jusqu'au sang, même alors celui-ci devra s'interdire de la façon la plus absolue tout ressentiment et manifester au contraire encore plus de soumission et de respect. » Pareille doctrine aurait certainement peu de succès dans les pays d'Occident et il n'est pas surprenant que même en Chine nous n'en entendions guère parler.

Dans le second Livre des « Analectes » de Confucius nous trouvons des variantes quant à la façon dont le philosophe comprenait la piété filiale ; ses réponses différaient sans doute suivant les circonstances et la qualité des interlocuteurs. La première de ces réponses s'adresse à Mang I fonctionnaire de l'État de Lu, et se condense en un seul mot : « wu-wei » que Confucius laissa tomber dans l'esprit du questionneur espérant que le temps et la réflexion feraient germer cette semence ; or « wu‑wei » signifie « pas désobéissant », il est donc bien naturel que Mang I l'ait compris dans ce sens. Mais Confucius, comme par la suite tous ses compatriotes, prisait fort le « talent des voies détournées » : au lieu de s'en expliquer immédiatement avec Mang I, il attendit à plus tard et profita qu'un jour l'un de ses disciples l'emmenait en voiture pour lui répéter la question posée par Mang I et la réponse que lui, le Maître, y avait faite. Le disciple dont le nom était Fan Ch'ih, entendant prononcer le mot « wu-wei » demanda tout ingénument : « Qu'avez‑vous voulu dire ? » et Confucius profita de l'occasion pour préciser sa pensée : « Que de leur vivant les parents soient entourés par les enfants de tous les égards voulus ; lorsqu'ils meurent, qu'on les ensevelisse suivant les rites, puis qu'on leur offre les sacrifices, ainsi qu'il convient. »

Confucius comptait bien que sa conversation avec Fan Ch'ih serait rapportée à Mang I qui comprendrait ainsi ce que l'on devait entendre par « wu‑wei ». Dans d'autres réponses faites par le Maître à la question : Qu'est-ce qu'implique la piété filiale ? il insiste sur cette condition essentielle que les parents soient traités avec vénération, ajoutant qu'il ne suffit pas de leur donner les simples soins matériels, car cela équivaudrait à les traiter comme des chiens ou des chevaux.

Par les passages que nous venons de citer, nous voulons faire ressortir à quel point est vieille la notion que la piété filiale consiste essentiellement à se conformer aux désirs des parents et à leur procurer ce dont ils ont besoin. Confucius le rappelle expressément : « La piété filiale des temps actuels, dit‑il, signifie (seulement) le soutien fourni aux parents ». Et ces paroles impliquent que dans les temps anciens, si chers au Maître et qu'il eût voulu faire revivre, il en était autrement. Bien des siècles ont passé depuis que Confucius conversait ainsi ; sa doctrine a eu le temps de pénétrer jusqu'à la moëlle du peuple chinois et elle s'y est fixée. Mais s'il vivait à notre époque, avec quelle énergie n'affirmerait‑il pas plus hautement que jamais : « La piété filiale d'aujourd'hui se borne à soutenir les parents. » Nous avons déjà montré que la mentalité chinoise est faite pour s'adapter à cette conception des droits de la piété filiale mieux qu'à toute autre idée de devoir, mais encore faudrait‑il préciser ce que cette piété filiale est supposée comporter. Si l'on demandait à dix personnes prises au hasard dans une foule ce qu'elles entendent par « se montrer filiales » neuf vous répondraient sans aucun doute : « Ne pas fâcher ses parents en ne les servant pas convenablement. » Ce qui revient à dire que la piété filiale est « wu‑wei » (pas désobéissant). Et telle était bien la pensée du Maître alors qu'il employait ces termes dans un sens plutôt constructif.

Les 24 exemples de piété filiale, immortalisés dans le petit livre connu sous ce titre et familier à tout Chinois, illustrent cette doctrine sous une forme pratique. Tel, parmi tant d'autres, le cas, au temps de la dynastie des Han, de ce garçon qui rend visite, à l'âge de six ans, à un ami ; celui-ci lui offre des oranges ; l'enfant précoce commence par exécuter le tour de passe‑passe classique en Chine et lance deux oranges dans le haut de sa manche. Mais en s'inclinant pour prendre congé, les fruits glissent et tombent à terre. Cette situation délicate ne le prend pas au dépourvu et le gamin sait spontanément se montrer à hauteur de la situation. S'agenouillant devant son hôte, il fait une simple remarque dont l'à-propos a suffi pour illustrer durant près de deux millénaires le nom de son auteur : « Ma mère aime beaucoup les oranges et je désirais lui en apporter ! » Vu que le père occupait dans l'armée un rang élevé, il semblerait à un critique impitoyable que cet enfant avait bien d'autres moyens de satisfaire la gourmandise maternelle mais, aux yeux des Chinois, il n'en demeure pas moins un exemple classique de la piété filiale parce que, dès son jeune âge, il pensait à sa mère ou tout au moins savait trouver en la nommant une excuse à son larcin. Sous la dynastie Chin, un jeune garçon dont les parents n'avaient pas de moustiquaire, imagina, à l'âge de huit ans, d'aller se coucher très tôt et de demeurer la nuit entière parfaitement tranquille sans même agiter son éventail, afin que tous les moustiques de la famille vinssent assouvir leur fringale sur ses jeunes chairs, laissant ainsi les parents reposer en paix ! Un adolescent, à la même époque, vivait avec une belle‑mère qui le détestait ; mais la marâtre aimait beaucoup les carpes. Or, vu l'impossibilité de s'en procurer en hiver, l'enfant imagina d'ôter ses vêtements et d'aller s'étendre nu sur la glace de la rivière. Deux carpes qui l'observaient d'en‑dessous furent si intriguées par ce manège qu'elles percèrent la glace et s'offrirent ainsi spontanément pour se faire cuire au profit de l'irascible belle‑mère.

D'après les préceptes chinois, « l'attachement égoïste à sa femme et à ses enfants » est le fait d'une conduite peu filiale. Dans le chapitre déjà cité de « l'Édit Sacré », l'on juge une pareille conduite comme aussi funeste que le jeu, et les mêmes expressions servent à flétrir ces deux passions. Parmi les 24 exemples dont nous venons de parler, nous citerons encore le cas d'un homme très pauvre qui, sous la dynastie des Han, s'aperçut un jour qu'il ne lui restait pas suffisamment de vivres pour nourrir sa femme et son enfant âgé de trois ans. « Nous sommes si pauvres, dit‑il à sa femme, que nous ne pouvons même pas donner à mère l'aide indispensable et il faut encore donner au petit une part de nourriture. Pourquoi ne pas enterrer l'enfant ? Nous pouvons en avoir un autre tandis que si mère venait à mourir, nous ne pourrions pas la remplacer. » Sa femme, n'osant résister, creusa une fosse de deux pieds, elle se procura un vase en or sur lequel on grava une inscription appropriée à la circonstance, déclarant que la Providence accordait cette récompense à un fils exemplaire dans sa piété filiale. Si le vase en or n'avait dépassé le bord de l'excavation, l'enfant eût été enterré vivant, et cela en toute justice, conformément à la doctrine de la piété filiale, telle qu'on l'entend généralement. « Un attachement égoïste pour sa femme et ses enfants » ne doit pas empêcher le meurtre d'un enfant lorsqu'il s'agit de prolonger l'existence de ses propres ascendants.

Les Chinois croient qu'il existe des cas où les parents sont exposés à des maladies, irréductibles par les moyens ordinaires, et qui ne peuvent être guéries que par l'offrande aux Dieux d'un morceau de chair arrachée à un fils ou à une fille, chair que le parent, tenu dans l'ignorance, doit accommoder lui-même et manger. Si le succès n'est pas absolument certain, du moins y a‑t‑il de fortes probabilités pour qu'il le soit. La Gazette de Pékin contient souvent des allusions à des cas de ce genre. L'auteur connaît personnellement un jeune homme qui se coupa à la jambe un morceau de chair pour guérir sa mère et qui exhibait sa cicatrice avec la fierté d'un vieux soldat. De pareils faits ne sont évidemment pas courants, ils se produisent pourtant plus souvent qu'on ne le croit.

Une maxime de Mencius présente la piété filiale chinoise sous son aspect le plus important. « Il existe trois cas dans lesquels l'on pèche contre la piété filiale ; le plus grave est de ne pas avoir de postérité ». L'obligation de créer des enfants résulte de la nécessité d'assurer la continuité des sacrifices pour les ancêtres, acte religieux qui devient ainsi le devoir le plus important de l'existence ; dès lors le fils devra se marier aussi jeune que possible. Il n'est pas rare de rencontrer un Chinois grand‑père à 36 ans. L'auteur a connu un Céleste qui, sur son lit de mort, s'accusa d'avoir manqué en deux circonstances à la piété filiale : d'abord en disparaissant de ce monde avant d'avoir pu enterrer sa vieille mère, et ensuite, en ayant négligé de prendre les arrangements nécessaires pour le mariage de son fils qui avait environ dix ans. La moyenne des Chinois partagerait certainement cette manière d'envisager la piété filiale.

L'absence d'enfants mâles figure parmi les sept causes de divorce et c'est précisément cette nécessité d'avoir des garçons qui a répandu le concubinage et toutes les misères qui l'accompagnent. Aussi les Chinois manifestent‑ils une joie bruyante à la naissance d'un fils alors que celle des filles provoque chez eux une profonde dépression : telle est bien la conséquence logique d'une pareille doctrine. De plus, cette mentalité amène d'innombrables cas d'infanticide, crime beaucoup plus fréquent dans le Sud de la Chine que dans le Nord où il semble presque inconnu. Mais il ne faut pas oublier qu'il est particulièrement difficile d'obtenir sur cette question des informations exactes qui permettent de juger jusqu'à quel point le sentiment public désapprouve ces mœurs. Les enfants illégitimes sont en nombre considérable et il ne manque nulle part de motif de s'en débarrasser, quel que soit leur sexe. Alors même qu'il existerait beaucoup moins de témoignages qu'on n'en a relevé au sujet de la suppression brutale des enfants de sexe féminin, il n'en resterait pas moins qu'un peuple qui considère comme un acte de piété filiale l'enterrement vivant d'un petit être de 3 ans, exécuté pour faciliter aux parents les moyens de soutenir la grand' mère, peut, à bon droit, demeurer sous la présomption de tuer les nouveaux‑nés de sexe féminin, si mal accueillis lorsqu'ils viennent au monde.

Nous avons déjà fait allusion aux règles qui président au deuil chinois, lors du décès des parents ; ce deuil est supposé durer pendant trois années mais, dans la pratique, on le réduit généreusement à 27 mois. Dans le 17e Livre des « Annales » de Confucius, nous lisons les protestations d'un disciple du Maître contre la longueur de cette période de deuil alors qu'une seule année devait, selon lui, satisfaire à toutes les convenances. A cela le Philosophe répondit péremptoirement que l'homme supérieur ne pouvait se sentir heureux pendant les trois années entières de deuil, mais que si ce disciple croyait être satisfait en les réduisant à une seule, il pouvait agir en conséquence ; quant à lui, le Maître, pareille conduite ne lui paraissait pas digne d'un « gentleman ».

L'observance de ce deuil prime toute autre obligation et elle en arrive à compliquer abusivement l'existence des fils, si ceux‑ci occupent quelque charge officielle. Des exemples de piété filiale poussée à l'extrême nous montrent un fils se construisant une hutte près de la tombe de son père ou de sa mère et y vivant pendant toute la durée de son deuil. Dans ces cas‑là, il passera ses nuits au cimetière et, pendant le jour, vaquera comme d'ordinaire à ses occupations. Mais certains fils ne sauraient se montrer satisfaits en dehors de l'exécution stricte du cérémonial. En conséquence, ils iront vivre à l'écart pendant les trois années entières, n'acceptant aucun emploi et s'absorbant dans leur douleur. Nous pouvons citer en toute connaissance de cause l'un de ces fanatiques du devoir filial qui revint de ce long exil absolument déséquilibré et fut pour sa famille une charge inutile. Mais, en Chine, les devoirs du cérémonial sont considérés comme absolus et non comme relatifs.

Il n'est pas rare de rencontrer des personnes vendant leurs biens et jusqu'aux bois de charpente de leurs maisons qu'ils jettent à bas, afin de se procurer l'argent nécessaire aux funérailles de leurs ascendants. Peu de Chinois comprendraient qu'un acte pareil constitue une faute à l'égard de la collectivité : il est conforme à leur instinct, il s'accorde avec le li ou les convenances, donc on ne saurait s'y soustraire.

Le P. Huc fournit, d'après son expérience personnelle, un excellent exemple de cette piété filiale et du cérémonial qui l'accompagne, tous deux si chers aux Célestes. Alors que le missionnaire résidait dans le Sud de la Chine, il dut un jour, dès le début de son séjour là‑bas, expédier un message à Pékin. Il se rappela qu'un maître d'école dont il utilisait les services avait son home dans la capitale et que, sans doute, ce Céleste serait très heureux de profiter d'une occasion rare pour envoyer une lettre à sa vieille mère dont il n'avait pas de nouvelles depuis quatre ans et qui ignorait jusqu'à l'endroit où se trouvait son fils. En voyant approcher l'heure du courrier, le maître d'école appela l'un de ses élèves qui était en train de terminer un devoir dans la pièce voisine. « Prenez, lui dit‑il, cette feuille de papier et écrivez pour moi une lettre à ma mère. Hâtez‑vous, l'heure presse ». Surpris par la singularité du procédé, le P. Huc demanda si ce jeune garçon connaissait la mère du professeur : l'élève ignorait jusqu'à son existence. « Comment alors pourra‑t‑il deviner ce qu'il doit lui dire ? » Et le maître de répondre péremptoirement : « Comment ne le saurait‑il pas ? Depuis plus d'un an, cet enfant étudie la composition littéraire, il connaît déjà un grand nombre de formules élégantes. Croyez‑vous qu'il ignore dans quels termes un fils doit écrire à sa mère ? » L'élève revint bientôt après, avec sa missive rédigée et déjà enfermée dans une enveloppe cachetée ; le professeur ajouta simplement l'adresse. L'épitre pouvait s'adapter à n'importe quelle mère chinoise, et toute autre que celle du maître d'école eût été également heureuse de la recevoir.

La conduite filiale des enfants envers leurs parents varie d'un endroit à l'autre et l'on rencontre sans doute partout les deux extrêmes. Les parricides sont rares ; le plus souvent, la folie en est la cause, bien que cette raison ne serve pas d'excuse lors du terrible châtiment infligé au coupable. Mais dans les classes pauvres, cruellement frappées par la misère, il est inévitable que les parents soient parfois durement traités. D'autre part, l'on connaît des cas où le fils s'est volontairement substitué au père et a subi à sa place la peine capitale : des dévouements pareils témoignent hautement de la sincérité et de la force de l'instinct filial, bien que ce père soit souvent un grand criminel.

Pour l'Occidental, accoutumé aux liens un peu lâches de la vie de famille — tel est fréquemment le cas dans les pays chrétiens de nom — la doctrine de la conduite filiale chinoise présente quelques traits séduisants : le respect de l'âge qu'elle implique est des plus salutaires et pourrait être cultivé avantageusement par beaucoup d'Anglo‑Saxons. En Occident, dès qu'un fils atteint sa majorité, il va où bon lui semble et agit à sa guise. Aucun lien ne l'attache plus à ses parents et réciproquement. Ces mœurs doivent paraître aux Chinois semblables à celles du veau ou du poulain envers la vache ou la jument qui assurent les premiers mois de leur existence : elles conviennent à des bêtes, mais ne s'accordent pas avec le « li » à l'usage des êtres humains. Considérons attentivement cette question au point de vue chinois et nous nous apercevrons que nos propres pratiques sociales auraient souvent profit à s'inspirer de celles des Chinois. Nous vivons en réalité dans des maisons de verre et nous devrions nous abstenir de jeter inconsidérément des pierres dans le jardin du Céleste. D'autre part, nous ne saurions étudier sa piété filiale sans souligner les conséquences funestes de certaines de ses particularités.

Cette doctrine semble avoir cinq vices radicaux, deux négatifs et trois positifs. Des volumes entiers ont été écrits sur les devoirs des enfants envers leurs parents, mais nulle part l'on ne dit un mot des obligations de ces derniers à l'égard de leur progéniture. Or la Chine n'est pas un pays dans lequel des exhortations de ce genre seraient superflues. Le besoin s'y fait universellement sentir et il en a toujours été ainsi. L'apôtre Saint Paul se montra bien inspiré lorsqu'il expliqua dans quelques phrases lapidaires à l'usage de sa grande Église, quels sont les quatre piliers de la famille chrétienne idéale : « Hommes, chérissez vos épouses, et ne nourrissez contre elles aucune amertume. — Femmes, demeurez soumises à vos époux, comme il plaît au Seigneur que vous vous montriez. — Pères, ne découragez pas vos enfants par des parole dures. — Enfants, obéissez à vos parents en toutes choses, car telle est la volonté de votre Dieu. » Où trouver dans la doctrine de Confucius des préceptes de morale pratique susceptibles de rivaliser avec ceux‑là, d'une portée si haute ? La doctrine chinoise est toute entière en faveur des fils, elle n'a rien su dire en faveur des filles. Si depuis des millénaires, l'œil chinois n'avait pas été affecté d'un incurable daltonisme sur de pareilles questions, il n'eût pas manqué de découvrir cet outrage grossier à la nature humaine. Un banal accident de naissance fait de l'enfant une divinité ou le transforme en une charge redoutée des parents, exposée parfois à la destruction et toujours au mépris.

La doctrine chinoise de la piété filiale place la femme dans un état d'infériorité flagrante. Confucius n'a rien à dire sur les devoirs réciproques des époux. Le Christianisme demande à l'homme de quitter son père et sa mère pour s'attacher à sa femme. Le Confucianisme demande à l'homme de s'attacher à son père, à sa mère et d'imposer à son épouse la même obligation. Si les rapports filiaux du mari et de ses parents occasionnent des heurts entre les deux époux, la femme, en tant qu'être inférieur, doit toujours céder. La structure entière de la société chinoise est modelée sur le plan patriarcal ; elle tend à supprimer quelques‑uns des instincts naturels au cœur humain afin de favoriser l'exaltation de quelques autres. Elle a pour conséquence la subordination, pendant leur vie entière, des jeunes aux gens âgés ; elle entrave le développement d'intelligences soumises à ses lois inexorables en empêchant leur évolution normale.

Ce dogme de la doctrine chinoise qui impose comme devoir à la piété filiale de laisser une postérité est responsable d'une longue suite de maux. Il oblige à adopter des enfants, quelles que soient les ressources dont on dispose pour les élever ; il pousse à se marier très jeune et jette en ce monde des millions d'êtres humains destinés à subir les dures étreintes de la pauvreté tout le long d'une existence misérable. C'est la cause efficiente du concubinage et de la polygamie, c'est l'éternelle et inévitable malédiction qui pèse sur la race jaune. Le dogme s'exprime et se condense dans le culte des ancêtres, véritable religion de la Chine. Le système du culte ancestral, lorsqu'il est bien compris dans toute sa signification, est l'un des jougs les plus durs qui aient jamais été imposés à un peuple. Ainsi que l'a signalé le Dr Yates dans son ouvrage déjà cité, « les centaines de millions de Chinois vivants demeurent dans la plus irritante sujétion envers les innombrables milliers de millions de morts. La génération d'aujourd'hui est enchaînée aux générations du passé ». Le culte des ancêtres concrète ce lourd conservatisme chinois auquel nous avons déjà fait allusion et il est la meilleure garantie de sa durée. Avant que celui-ci n'ait été frappé à mort, comment la Chine pourrait‑elle s'adapter aux conditions absolument nouvelles dans lesquelles elle se trouve depuis ces vingt‑cinq dernières années ? Et tandis que le peuple chinois continue à considérer les générations déjà disparues de la scène de ce monde comme de véritables divinités, comment la Chine réussirait‑elle à faire un pas en avant ?

Il nous paraît exister à la base des pratiques chinoises de la piété filiale un mélange de crainte et d'amour de soi-même, deux des mobiles les plus puissants susceptibles d'agir sur l'âme humaine. Les esprits doivent être adorés en raison du pouvoir qu'ils possèdent de faire le mal. Confucius disait que « respecter les êtres spirituels mais s'en tenir éloigné peut s'appeler de la sagesse ». Si l'on néglige les sacrifices, les esprits seront irrités, et s'ils sont irrités, ils se vengeront. Pour plus de sûreté, il vaut mieux adorer les esprits. Ces quelques préceptes nous semblent résumer très exactement la théorie chinoise à l'égard de toutes les formes du culte des morts. La méthode de raisonnement est des plus simples, tout comme celle qui s'applique aux êtres vivants. Chaque fils accomplit ses devoirs filiaux envers son père et en réclame pareillement de son propre fils. Telle est la raison d'être des enfants.

La mentalité populaire se montre très explicite à ce sujet. « Les arbres sont plantés pour donner de l'ombre, les enfants sont élevés pour soutenir la vieillesse. » Ni parents, ni enfants ne conservent la moindre illusion à ce sujet. « Si vous n'avez pas d'enfants pour maculer les couches, vous n'aurez personne pour brûler du papier sur la tombe ». Chaque génération paie la dette de la génération précédente et, à son tour, elle demande à la suivante le paiement intégral jusqu'au dernier sapèque. Ainsi se perpétue, de génération en génération et de siècle en siècle, la piété filiale.

Mais nous nous devons, de constater avec quelque mélancolie que cette doctrine d'une piété filiale poussée à un tel point ne renferme aucune allusion à un Être Suprême ; elle n'incite pas ses fidèles à reconnaître d'une façon quelconque son existence. Le culte des ancêtres, expression dernière et absolue de cette piété filiale, est parfaitement compatible avec le polythéisme, avec l'agnosticisme ou l'athéisme. Il fait des dieux de ses morts, et ses seuls dieux sont des morts. Son amour, sa gratitude, ses craintes ne s'adressent qu'à des parents issus de cette terre. Il ne possède aucune conception d'un Père Céleste et ne prend aucun intérêt à un Être pareil lorsqu'on le lui fait connaître. Ou le Christianisme ne poussera jamais en Chine des racines profondes, ou le culte des ancêtres sera abandonné, car ces deux doctrines sont en contradiction absolue. Dans la lutte à mort qui se poursuivra entre elles deux, seule la mieux préparée pour le combat survivra.

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